Après l'éloge du Parc des Princes, faut-il faire maintenant celui du "béton" que l'on coule à même la pelouse, celui des tactiques dites frileuses et des matches verrouillés, prendre la défense de la noblesse menacée du catenaccio, du quadrillage étouffant du terrain et du double rideau défensif? C'est en tout cas le sens du cri d'alarme poussé par Pablo Correa dans une interview publiée par L'Équipe la semaine dernière. L'ancien entraîneur de Nancy (neuf saisons), récemment appelé à remplacer Bernard Casoni sur le banc d'Évian-Thonon-Gaillard, a confié son désarroi dans des termes qui peuvent faire sourire, mais non dénués d'une touchante sincérité. "Ça me fait penser à la NBA: c'est la meilleure attaque qui gagne. On ne défend pas et on voit celui qui a le plus d'adresse. Le Barça le fait avec les meilleurs joueurs du monde. (...) Mais le Barça va faire du mal aux générations à venir, car toutes les équipes ne peuvent pas jouer comme ça." [1]
LA RÉVOLUTION ESPAGNOLE
À l'heure où le FC Barcelone de Guardiola est devenu la référence indépassable du "beau jeu" et suscite une admiration sans grande réserve, en faire la figure d'un mal multigénérationnel apparaît à contresens de l'histoire. Avec la double consécration du Barça et de la sélection espagnole, dont les victoires ont récompensé un jeu offensif tout en ravissant les foules, il serait acquis que le football européen a changé de paradigme, abandonnant le dogme précédent du bloc-équipe et d'un football à dominance à la fois athlétique et tactique, désormais honni comme on a pu le constater au travers de la remise en cause de la formation "à la française" – le modèle espagnol étant désormais paré de toutes les vertus.
Il est vrai que, cette saison, on a assisté en Premier League, en Liga ou en Ligue 1 à un nombre inhabituel de rencontres conclues sur des scores fleuves, y compris entre de grosses écuries [2], corroborant l'idée de Correa selon laquelle la tendance serait au débridement. L'indice du nombre de buts par match, qui vaut ce qu'il vaut, n'indique cependant de tendance à la hausse, sur quatre années, que pour la Premier League et la Ligue 1, qui talonne la Serie A cette saison. Si révolution il y a, elle ne sera de toute façon avérée qu'au bout de plusieurs années. Mais rien n'empêche de discuter de son éventualité.
LE BARÇA PEUT-IL FAIRE ÉCOLE ?
Déjà, il n'est pas sûr que le football enthousiasmant du Barça soit moins tactique que les autres, au contraire, ni qu'il ne soit pas lui aussi le produit de l'époque. On peut même penser que le jeu des Blaugranas est l'expression la plus aboutie d'un jeu aux antipodes de celui qui laissait du temps et de l'espace pour la créativité et l'intelligence (lire "Le football, c'était mieux avant?"), en prenant le parti d'une possession de balle outrageuse et en s'en remettant à des joueurs-détonateurs (lire "Guardiola, le football sans attaquant"). Il n'est pas sûr non plus qu'il fasse école au point d'être adopté par la majorité des équipes: après tout, la victoire en Ligue des champions de l'Inter de Mourinho (dont la légende a retenu qu'il avait fait jouer Samuel Eto'o au poste de latéral en demi-finale contre Barcelone) date de moins de deux ans.
On peut ainsi douter que toutes les équipes puissent adopter les mêmes résolutions, ne bénéficiant pas des mêmes atouts et ne poursuivant pas les mêmes objectifs. Pablo Correa rappelait que la NBA prise en exemple est une ligue fermée: "Moi, si on m'assure que mon équipe reste en L1, pas de problème: je joue comme le Barça!" Pour les équipes qui jouent le maintien, les enjeux ne privilégient pas un spectacle vite perçu comme un luxe exorbitant lorsque les résultats ne suivent pas.
POUR LA BIODIVERSITÉ DU JEU
Il y a aussi, dans cette interprétation de l'air du temps, une confusion entre la qualité du jeu et celle du spectacle, mesuré à une aune parfois aussi trompeuse que celle du nombre de buts. Une équipe à la défense rigoureuse ne sacrifie pas nécessairement les beaux gestes individuels et elle peut faire, sur le plan strictement sportif, une admirable démonstration de maîtrise. Nul n'étant tenu d'adopter les mêmes critères que les vendeurs de spectacle que sont les diffuseurs, certains amateurs de football ont bien le droit de s'enthousiasmer pour ces équipes qui mystifient des adversaires plus brillants grâce à des choix tactiques austères, à la politique de la contre-attaque ou à une combativité supérieure.
Les oppositions de styles sont un ferment du spectacle et il serait effectivement regrettable que le football prenne la voie d'une uniformisation, quelle qu'elle soit. Le pire survient certes lorsque trop d'équipes bétonneuses livrent un nombre excessif de purges, mais si les matches doivent se transformer en joutes anarchiques conclues par des scores de tennis, le plaisir sera pauvre. D'autant qu'il faut aussi craindre que les roustes traduisent simplement l'écart de niveau croissant entre les équipes qui concentrent toutes les ressources économiques et celles qui sont vouées au rôle de faire-valoir...
En résumé, il faudrait pouvoir préserver la biodiversité des écoles tactiques et des styles de jeu, notamment pour contrebalancer l'effacement des identités footballistiques attachées à un club ou à une nation depuis le développement d'un marché mondialisé des joueurs et des entraîneurs. Bien sûr, ce n'est pas possible: le jeu ne se décrète pas [3] et, sauf à en changer les règles, ses évolutions résultent d'une trop grande quantité de facteurs. Il faudra donc attendre pour voir si les temps vont vraiment être durs pour Pablo Correa et les honnêtes artisans cimentiers de sa corporation.